Droit communautaire : le droit de passage des opéateurs télécoms
CJCE 12 juin 2003 (6e chambre), affaire C-97/01, Commission des Communautés européennes c/ Grand-duché de Luxembourg
« Manquement d’État – Télécommunications – Droits de passage – Absence de transposition effective de la directive 90/388/CEE de la Commission, du 28 juin 1990, relative à la concurrence dans les marchés des services de télécommunications, telle que modifiée par la directive 96/19/CE de la Commission, du 13 mars 1996 »
ARRET (Extraits),
1. – Par requête déposée au greffe de la Cour le 27 février 2001, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l’article 226 CE, un recours ayant pour objet de faire constater que, en ne garantissant pas, dans la pratique, la transposition effective en droit luxembourgeois de l’article 4 quinquies de la directive 90/388/CEE de la Commission, du 28 juin 1990, relative à la concurrence dans les marchés des services de télécommunications (JO L 192, p. 10), telle que modifiée par la directive 96/19/CE de la Commission, du 13 mars 1996 (JO L 74, p. 13, ci-après la « directive »), le grand-duché de Luxembourg a manqué à ses obligations.
(…)
4. –
Aux termes de l’article 4 quinquies de la directive :
« Les États membres n’opèrent pas de discriminations entre les fournisseurs de réseaux publics de télécommunications en ce qui concerne l’octroi de droits de passage pour la fourniture de ces réseaux. Lorsque l’octroi de droits de passage supplémentaires à des entreprises désireuses d’établir des réseaux publics de télécommunications n’est pas possible en raison d’exigences essentielles applicables, les États membres assurent, à des conditions raisonnables, l’accès aux installations existantes établies en vertu de droits de passage qui ne peuvent être dupliqués. »
(…)
14. – Selon la Commission, l’absence de fourniture non discriminatoire de droits de passage aux opérateurs de télécommunications peut résulter soit du fait que les dispositions de la loi sur les télécommunications ne sont pas correctement appliquées, soit de ce qu’il serait nécessaire d’édicter des mesures complémentaires dans l’ordre juridique luxembourgeois pour assurer la transposition effective de l’article 4 quinquies de la directive.
15. – Pour démontrer que le grand-duché de Luxembourg n’a pas pris toutes les mesures nécessaires pour garantir l’octroi effectif et non discriminatoire de droits de passage aux titulaires de licences, la Commission se fonde sur trois arguments :
– les incertitudes du cadre juridique luxembourgeois ;
– l’absence d’invocation d’exigences essentielles applicables pour motiver le refus d’octroi des droits de passage, et
– l’existence possible de discriminations.
Argumentation des parties
16. – Premièrement, en ce qui concerne les incertitudes du cadre juridique luxembourgeois, la Commission constate que, en pratique, les droits de passage sur le domaine public luxembourgeois, théoriquement conférés aux titulaires d’une licence d’opérateur de réseau de télécommunications par les articles 34 et 35 de la loi sur les télécommunications, ne sont pas accordés dans le cadre d’une procédure propre à garantir l’absence de discrimination. À cet égard, la répartition des compétences serait loin d’être évidente. Le gouvernement luxembourgeois lui-même aurait indiqué que plusieurs autorités seraient compétentes pour la délivrance d’autorisations en matière de droits de passage, à savoir l’administration de l’Enregistrement et des Domaines, qui est compétente pour le domaine de l’État (hormis en ce qui concerne la voirie routière nationale), l’administration des Ponts et Chaussées, pour la voirie routière nationale, ainsi que le collège des bourgmestre et échevins pour le domaine de chaque commune.
17. – Pour ce qui est du domaine public ferroviaire géré par la Société nationale des chemins de fer luxembourgeois (ci-après la « CFL »), la Commission relève que, selon l’Institut des télécommunications luxembourgeois (établissement public qui veille au respect des dispositions de la loi sur les télécommunications), l’autorité compétente pour traiter une demande de pose de câbles le long du réseau ferroviaire serait l’État et non la CFL, alors que, selon le ministre des Transports luxembourgeois, une telle demande devrait être traitée par la CFL. Or, il découlerait d’un jugement du Tribunal administratif (Luxembourg), du 13 décembre 2000, que cette dernière ne jouissait pas de la faculté de délivrer ou de refuser des permissions de voirie.
18. – S’agissant des communes, il ne serait pas clair de savoir quelles sont les règles d’octroi des droits de passage ou, tout au moins, quel est le tronc commun de la procédure d’autorisation, éventuellement partagée entre les différentes communes.
19. – En outre, l’article 35, paragraphe 1, de la loi sur les télécommunications disposerait que le droit d’utilisation est soumis à l’approbation préalable du plan technique des lieux et des caractéristiques d’aménagement par l’autorité dont relève le domaine public concerné. Or, d’une part, il appartiendrait à celle-ci de déterminer, dans la pratique, les conditions d’accès au domaine de l’État et des communes. D’autre part, il serait nécessaire pour un opérateur de télécommunications d’obtenir une permission de voirie spécifique. Selon la Commission, la question de savoir si la procédure de permission de voirie se confond avec la demande d’approbation du plan des lieux et des caractéristiques d’aménagement visés à l’article 35, paragraphe 1, de ladite loi ou se superpose à cette demande ne serait pas clairement déterminée.
20. – Ce constat pourrait être étayé par un exemple concret. La Compagnie générale pour la diffusion de la télévision (ci-après « Coditel »), titulaire d’une licence pour l’établissement et l’exploitation d’un réseau fixe de télécommunications au titre de la loi sur les télécommunications, aurait introduit depuis le mois de mars 1999 des demandes d’autorisation pour la pose de câbles auprès des différentes organisations et administrations luxembourgeoises concernées.
21. – La CFL aurait informé Coditel qu’aucune suite favorable ne peut être réservée à la demande de pose de câbles, en ne motivant ce refus que par des considérations liées à sa propre stratégie. Quant à la demande de permission de voirie déposée par Coditel à l’administration des Ponts et Chaussées, celle-ci aurait invoqué, dans sa réponse du 23 septembre 1999, les difficultés techniques liées à la coordination des demandes émanant des différents opérateurs de télécommunications pour justifier la mise en attente du dossier. Le courrier que Coditel a adressé à l’administration de l’Enregistrement et des Domaines ainsi que plusieurs courriers envoyés au ministre des Travaux publics luxembourgeois seraient demeurés sans réponse.
22. – Deuxièmement, la Commission souligne que la directive reconnaît la possibilité de refuser l’octroi des droits de passage dans le cas d’exigences essentielles applicables. Or, en l’espèce, les décisions de refus opposées à Coditel par les différentes organisations ou administrations sollicitées pour l’octroi des droits de passage, notamment par l’administration des Ponts et Chaussées et par la CFL, ne feraient nullement référence aux exigences essentielles applicables visées à l’article 4 quinquies de la directive.
23. – Troisièmement, la Commission rappelle que l’article 4 quinquies, premier alinéa, de la directive interdit les « discriminations entre les fournisseurs de réseaux publics de télécommunications en ce qui concerne l’octroi de droits de passage pour la fourniture de ces réseaux ». Cependant, d’après les informations dont dispose la Commission, aucun nouvel opérateur ayant sollicité l’octroi de droits de passage sur le domaine public, pour lui permettre d’assurer la connexion des réseaux locaux à des réseaux étrangers et d’offrir ainsi des services de télécommunications en concurrence avec l’entreprise des Postes et Télécommunications (ci-après l’« EPT »), n’a encore obtenu satisfaction. Or, ce serait l’EPT qui a remporté l’adjudication des travaux de pose de câbles le long de certaines autoroutes, alors même que les droits de passage auraient été refusés jusqu’à présent aux autres titulaires d’une licence d’opérateur de réseau de télécommunications.
24. – Pour sa défense, le gouvernement luxembourgeois fait valoir que le principe de non-discrimination entre fournisseurs de réseaux publics de télécommunications, énoncé à l’article 4 quinquies de la directive, est transposé en droit luxembourgeois, ce qui ne serait pas contesté par la Commission. L’exercice des droits de passage serait subordonné à des règles précises fixées et publiées par les autorités compétentes respectives. Or, ces règles seraient les mêmes pour tout prétendant à un droit de passage et ne seraient pas spécifiques au secteur des télécommunications, lequel ne jouirait pas de droits spéciaux.
25. – En ce qui concerne la répartition des compétences, le gouvernement luxembourgeois soutient que l’administration de l’Enregistrement et des Domaines est l’autorité compétente pour le domaine public de l’État, alors même que la voirie de ce domaine dépend de l’administration des Ponts et Chaussées. Les conditions de délivrance des permissions de voirie seraient fournies sur demande et pourraient être consultées sur le site Internet de cette administration. De même, les règles d’octroi des droits de passage pour le domaine public communal, à l’égard duquel l’autorité compétente est le collège des bourgmestre et échevins de la commune concernée, seraient fournies aux intéressés sur simple demande et pourraient aussi, pour certaines communes, être consultées sur leur site Internet.
26. – S’agissant du cas précis évoqué par la Commission, le gouvernement luxembourgeois se réfère à un arrêt du 4 juillet 2000 de la Cour d’appel (Luxembourg), dans l’affaire n° 24369 opposant Coditel à la CFL. Cet arrêt confirmerait que la procédure d’approbation du plan des lieux et des caractéristiques d’aménagement est la condition préalable à l’exercice du droit de passage conféré aux titulaires d’une licence d’exploitation d’un réseau de télécommunications en vertu des articles 34 et 35 de la loi sur les télécommunications. Cette condition serait applicable à tout opérateur invoquant un droit de passage en vertu de ladite loi et ne remettrait pas en question l’existence même de ce droit.
27. – Le gouvernement luxembourgeois précise que le refus de l’accès au domaine ferroviaire de l’État opposé à Coditel est intervenu à un double titre. D’une part, l’opérateur aurait initialement adressé sa demande d’accès à la CFL, prise en sa qualité de gestionnaire du réseau ferroviaire de l’État. Or, par son arrêt du 13 décembre 2000, le Tribunal administratif aurait précisé que l’autorité compétente pour approuver le plan des lieux est le ministère des Transports en ce qui concerne le domaine ferroviaire, le gestionnaire du réseau ferroviaire étant incompétent pour accorder un accès à la propriété de l’État. D’autre part, le fait que la demande d’accès de Coditel n’a pas abouti serait dû non pas à un refus discriminatoire d’accès au domaine de l’État de la part de l’administration, mais au fait que cet opérateur n’avait pas soumis un plan des lieux et des caractéristiques d’aménagement de son futur réseau.
28. – Quant à l’argument de la Commission selon lequel cette exigence d’un plan des lieux rendrait impossible l’exercice effectif du droit de passage en raison du fait que l’établissement d’un tel plan nécessite des informations techniques inaccessibles puisque seul le gestionnaire du réseau public en cause serait en mesure de les fournir, le gouvernement luxembourgeois rétorque que l’information nécessaire pour établir le plan des lieux est un simple relevé topographique, qui se présente sous la forme d’un document public et disponible auprès de l’administration du Cadastre et de la Topographie.
29. – Enfin, le gouvernement luxembourgeois relève que la procédure en cause dans le présent litige aurait désormais été modifiée par le règlement grand-ducal, du 8 juin 2001, déterminant les conditions d’utilisation du domaine routier et ferroviaire de l’État par les opérateurs de télécommunications, les gestionnaires de réseaux de transport d’électricité et les entreprises de transport de gaz naturel (Mémorial A 2001, p. 1394).
(…)
Appréciation de la Cour
35. En vertu de l’article 34, paragraphe 1, premier alinéa, de la loi sur les télécommunications, un droit d’usage soumis au respect des dispositions légales et réglementaires régissant l’utilisation du domaine public de l’État et des communes fait partie de la licence octroyée pour l’exploitation d’un réseau de télécommunications.
36. – Toutefois, une telle mesure ne suffit pas pour satisfaire aux exigences de l’article 4 quinquies de la directive. En effet, celle-ci vise à garantir l’exercice effectif des droits de passage dans le but de libéraliser la fourniture d’infrastructures de télécommunications. Une transposition effective de ladite disposition suppose que l’autorité compétente pour l’octroi de tels droits soit clairement désignée et que des procédures administratives transparentes soient établies pour la mise en .uvre de ceux-ci. Or, tel n’est pas le cas en l’espèce.
37. – En ce qui concerne la désignation de l’autorité compétente, même si les États membres sont libres de répartir, comme ils le jugent opportun, les compétences sur le plan interne et de mettre en oeuvre une directive au moyen de mesures prises par différentes autorités (voir arrêt du 14 janvier 1988, Commission/Belgique, 227/85 à 230/85, Rec. p. 1, point 9), il n’en demeure pas moins que les particuliers doivent être mis en mesure de connaître la plénitude de leurs droits.
38. Or, le régime d’autorisation en cause en matière de délivrance de droits de passage sur le domaine public manque de transparence. Pour ce qui est du domaine public ferroviaire, il ressort du dossier que les autorités luxembourgeoises elles-mêmes étaient en désaccord sur la question de savoir si l’autorité compétente pour traiter une demande de pose de câbles le long du réseau ferroviaire est la CFL, comme le prétendait le ministre des Transports luxembourgeois, ou bien l’État, ainsi que l’a soutenu l’Institut des télécommunications luxembourgeois.
39. S’agissant des procédures de délivrance des droits de passage, l’utilisation du domaine public de l’État et des communes est, selon l’article 35, paragraphe 1, de la loi sur les télécommunications, soumis à l’approbation préalable du plan des lieux et des caractéristiques d’aménagement par l’autorité dont relève le domaine public concerné. En outre, les titulaires d’une licence pour l’exploitation d’un réseau de télécommunications qui envisagent d’utiliser les droits de passage que celle-ci englobe doivent obtenir des permissions de voirie auprès des instances de l’État et de toutes les instances locales concernées selon la localisation des réseaux. Le gouvernement luxembourgeois ne soutient pas qu’il a établi et publié des dispositions d’exécution à cet égard. Même si les procédures appliquées par les diverses instances compétentes peuvent être obtenues à la demande des intéressés ou, dans certains cas, au moyen d’Internet, il n’en demeure pas moins que l’ensemble des procédures administratives est loin d’être transparent et que, partant, cette situation est susceptible de dissuader les intéressés de présenter des demandes de droits de passage.
40. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de constater que, en ne garantissant pas la transposition effective de l’article 4 quinquies de la directive, le grand-duché de Luxembourg a manqué à ses obligations.
LA COUR (sixième chambre)
Déclare et arrête :
1) En ne garantissant pas la transposition effective de l’article 4 quinquies de la directive 90/388/CEE de la Commission, du 28 juin 1990, relative à la concurrence dans les marchés des services de télécommunications, telle que modifiée par la directive 96/19/CE de la Commission, du 13 mars 1996, le grand-duché de Luxembourg a manqué à ses obligations.
2) Le grand-duché de Luxembourg est condamné aux dépens.