La nécessité de concilier protection de l’emploi et liberté de la concurrence en cas de reprise d’activité économique
Conseil d’Etat, 30 avril 2003 SYNDICAT PROFESSIONNEL DES EXPLOITANTS INDEPENDANTS DES RESEAUX D’EAU ET D’ASSAINISSEMENT, Req. N° 230804.
– M. Stahl, Commissaire du gouvernement ;
– M. Eoche-Duval, Maître des Requêtes, rapporteur
Vu la requête, enregistrée le 28 février 2001 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentée par le SYNDICAT PROFESSIONNEL DES EXPLOITANTS INDEPENDANTS DES RESEAUX D’EAU ET D’ASSAINISSEMENT, demandant au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler l’arrêté du ministre de l’emploi et de la solidarité du 28 décembre 2000 portant extension de la convention collective nationale des services d’eau et d’assainissement du 12 avril 2000, en tant qu’il étend son article 2-5 ;
2°) de condamner l’Etat à lui verser une somme de 10 000 F (1 524,49 euros) au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ; Vu le code du travail ; Vu le code général des collectivités territoriales ; Vu le code des marchés publics ; Vu le code de justice administrative ; Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Eoche-Duval, Maître des Requêtes,
– les observations de la SCP Vier, Barthélemy, avocat du Syndicat professionnel des entreprises de services d’eau et d’assainissement,
– les conclusions de M. Stahl, Commissaire du gouvernement ;
Sur la qualité du président du SYNDICAT PROFESSIONNEL DES EXPLOITANTS INDEPENDANTS DES RESEAUX D’EAU ET D’ASSAINISSEMENT pour agir au nom de celui-ci :
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que l’action du SYNDICAT PROFESSIONNEL DES EXPLOITANTS INDEPENDANTS DES RESEAUX D’EAU ET D’ASSAINISSEMENT dirigée contre l’arrêté du ministre de l’emploi et de la solidarité du 28 décembre 2000 portant extension de la convention collective nationale des services d’eau et d’assainissement du 12 avril 2000 a été engagée par M. Ruas, président de ce syndicat, qui tient des statuts de celui-ci qualité pour le représenter en justice ; que, contrairement à ce que soutient le Syndicat professionnel des entreprises de services d’eau et d’assainissement, la circonstance que la réélection de M. Ruas à la présidence du SYNDICAT PROFESSIONNEL DES EXPLOITANTS INDEPENDANTS DES RESEAUX D’EAU ET D’ASSAINISSEMENT serait intervenue en méconnaissance des règles fixées par les statuts de cette organisation en matière de renouvellement des mandats ne peut être utilement invoquée pour contester la qualité pour agir de M. Ruas ;
Sur la légalité de l’arrêté attaqué :
Considérant, d’une part, qu’aux termes du premier alinéa de l’article L. 133-8 du code du travail : « A la demande d’une des organisations visées à l’article L. 133-1 ou à l’initiative du ministre chargé du travail, les dispositions d’une convention de branche ou d’un accord professionnel ou interprofessionnel, répondant aux conditions particulières déterminées par la section précédente, peuvent être rendues obligatoires pour tous les salariés et employeurs compris dans le champ d’application de ladite convention ou dudit accord, par arrêté du ministre chargé du travail, après avis motivé de la commission nationale de la négociation collective prévue à l’article L. 136-1 » ; que, selon le dernier alinéa du même article : « Toutefois, le ministre chargé du travail peut exclure de l’extension, après avis motivé de la commission nationale de la négociation collective, les clauses qui seraient en contradiction avec les textes législatifs et réglementaires en vigueur (…) » ;
Considérant, d’autre part, qu’aux termes du second alinéa de l’article L. 122-12 du même code : « S’il survient une modification dans la situation juridique de l’employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation du fonds, mise en société, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l’entreprise » ;
Considérant que les stipulations de l’article 2-5, relatives au « transfert du contrat de travail », de la convention collective nationale des services d’eau et d’assainissement du 12 avril 2000, étendue par l’arrêté attaqué, visent les « contrats d’exploitation (délégations ou marchés) de services publics d’eau et d’assainissement ainsi que les prestations de service globales dont la durée totale (renouvellement compris) est supérieure à 2 ans intervenant dans ces mêmes domaines » ; qu’après avoir rappelé, au point 1, que « Lorsque les conditions d’application de l’article L. 122-12, alinéa 2, du code du travail sont réunies, le transfert de personnel est opposable à tous, employeurs et salariés », l’article 2-5 prévoit, au point 2, des dispositions particulières, destinées à s’appliquer lorsque les conditions de cette application ne sont pas réunies ou en cas de désaccord sur son applicabilité entre les employeurs concernés « afin d’assurer au mieux la continuité des emplois des salariés affectés à l’exploitation de ces services publics » , et selon lesquelles « l’employeur entrant » reprend les contrats de travail des salariés de « l’employeur sortant » affectés à l’exploitation et à la clientèle depuis au moins six mois, le nombre de salariés ainsi transférés correspondant notamment à « l’effectif équivalent temps plein » ;
Considérant qu’il ressort des termes mêmes de l’article 2-5 de la convention étendue que, si le point 1 se borne à rappeler que les dispositions du second alinéa de l’article L. 122-12 du code du travail sont susceptibles de s’appliquer en cas de poursuite de l’exécution d’un marché de prestations de services ou d’une délégation de service public par un nouveau titulaire, comme c’est le cas lorsque se trouve caractérisé le transfert d’une entité économique ayant conservé son identité et dont l’activité est poursuivie ou reprise, en revanche les stipulations du point 2 ont pour objet d’imposer à l’ « employeur entrant », sous certaines réserves, la reprise des contrats de travail même lorsque les conditions d’application du second alinéa de l’article L. 122-12 ne sont pas réunies ;
Considérant que dans la mise en œuvre des pouvoirs que le ministre du travail tient des dispositions précitées de l’article L. 133-8 du code du travail, il lui appartient de veiller à ce que l’extension d’une convention collective ou d’un accord collectif de travail n’ait pas pour effet de conduire à empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence sur un marché, notamment en limitant l’accès à ce marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises ; qu’il en va en particulier ainsi dans les secteurs où des entreprises sont candidates à des délégations de services publics ou à des marchés publics ; qu’à ce titre, il incombe au ministre d’opérer, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, une conciliation entre, d’une part, les objectifs d’ordre social de nature à justifier que les règles définies par les signataires d’une convention ou d’un accord collectif soient rendues obligatoires pour tous les salariés et employeurs du secteur et, d’autre part, les impératifs tenant à la préservation de la libre concurrence dans le secteur en cause ;
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier, et notamment de l’avis rendu le 4 décembre 2000 par le Conseil de la concurrence sur les conséquences de l’extension de la convention litigieuse, que l’offre potentielle sur le marché de la distribution et de l’approvisionnement en eau est partagée pour l’essentiel entre trois groupes ; que si le secteur de l’épuration est moins concentré, son évolution tend à favoriser la domination des mêmes groupes ; qu’en raison notamment du poids des dépenses de personnel pour les entreprises de ces secteurs, la généralisation des obligations définies au point 2 de l’article 2-5 de la convention, en obligeant les nouveaux titulaires d’un marché public ou d’une délégation de service public relatifs aux services d’eau ou d’assainissement, y compris ceux de ces titulaires qui n’adhèrent pas à l’organisation patronale signataire de la convention, à reprendre le personnel en place auquel l’employeur sortant n’aura pas proposé une autre affectation, est de nature à dissuader les concurrents de présenter leur candidature et à aggraver les distorsions de concurrence entre les concessionnaires sortants et les soumissionnaires ;
Considérant que, alors même que la clause litigieuse a pour objet de préserver l’emploi dans les entreprises des secteurs en cause, il résulte de ce qui précède qu’en l’espèce, son extension est, compte tenu des caractéristiques propres du marché des services d’eau et d’assainissement, de nature à porter une atteinte excessive à la libre concurrence ; qu’ainsi, cette extension est intervenue en méconnaissance des principes énoncés ci-dessus ; que, par suite, le syndicat requérant est fondé à demander l’annulation des dispositions de l’arrêté attaqué étendant les stipulations du point 2 de l’article 2-5 de la convention collective nationale des services d’eau et d’assainissement qui sont, eu égard à leur teneur, divisibles des autres dispositions de cet arrêté ;
Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application de ces dispositions et de condamner l’Etat à verser au SYNDICAT PROFESSIONNEL DES EXPLOITANTS INDEPENDANTS DES RESEAUX D’EAU ET D’ASSAINISSEMENT. la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ; que ces mêmes dispositions font, en tout état de cause, obstacle à ce que le syndicat requérant soit condamné à verser au Syndicat professionnel des entreprises de services d’eau et d’assainissement la somme que celui-ci demande au même titre ;
D E C I D E :
Article 1er : L’arrêté du ministre de l’emploi et de la solidarité du 28 décembre 2000 portant extension de la convention collective nationale des services d’eau et d’assainissement du 12 avril 2000 est annulé, en tant qu’il étend le point 2 de l’article 2-5 de cette convention.
Article 2 : L’Etat versera au SYNDICAT PROFESSIONNEL DES EXPLOITANTS INDEPENDANTS DES RESEAUX D’EAU ET D’ASSAINISSEMENT une somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête du SYNDICAT PROFESSIONNEL DES EXPLOITANTS INDEPENDANTS DES RESEAUX D’EAU ET D’ASSAINISSEMENT est rejeté.
Article 4 : Les conclusions présentées par le Syndicat professionnel des entreprises de services d’eau et d’assainissement au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée au SYNDICAT PROFESSIONNEL DES EXPLOITANTS INDEPENDANTS DES RESEAUX D’EAU ET D’ASSAINISSEMENT, au Syndicat professionnel des entreprises de services d’eau et d’assainissement et au ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité.