La couleur orange devant le juge communautaire.
De l’appréciation de la couleur comme marque (CJCE 6 mai 2003, affaire C-104/01, Libertel Groep BV contre Benelux-Merkenbureau.)
La Cour de justice des communautés européennes vient de se prononcer sur une question pour le moins inattendue mais non dépourvue de conséquences juridiques, dans la mesure où une marque enregistrée confère un monopole d’exploitation à son titulaire, qui fait usage exclusif des signes qui la constituent.
Saisi par le juge de cassation des pays par voie de recours préjudiciel en interprétation de l’article 3 de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, la CJCE a été invitée à répondre notamment à la question de savoir si une couleur en elle-même, sans forme ni contour, peut constituer un signe susceptible de représentation graphique propre à distinguer les produits et les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises. Dans l’affirmative, la Cour devait préciser les conditions dans lesquelles une telle marque pourrait être retenue.
Le litige est né suite au refus de l’autorité compétente hollandaise d’enregistrer la couleur orange comme marque pour les matériels de télécommunications, services de télécommunications ainsi que de gestion matérielle, financière et technique des moyens de télécommunications.
A l’interrogation principale, l’avocat général M. Philippe LEGER, dans des conclusions qui ne manquent pas d’argumentation, a proposé à la Cour de répondre par la négative et de juger que « l’article 2 de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988 […] doit être interprété en ce sens qu’une couleur en elle-même, sans forme ni contour, ne constitue pas un signe susceptible de représentation graphique propre à distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises. »
Prenant le contre-pied de cette analyse, la Cour de justice des communautés européennesdit pour droit qu’une « couleur en elle-même, sans délimitation dans l’espace, est susceptible de présenter, pour certains produits et services, un caractère distinctif au sens de l’article 3, paragraphes 1, sous b), et 3, de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, à condition, notamment, qu’elle puisse faire l’objet d’une représentation graphique qui soit claire, précise, complète par elle-même, facilement accessible, intelligible, durable et objective. Cette dernière condition ne peut pas être satisfaite par la simple reproduction sur papier de la couleur en question, mais peut l’être par la désignation de cette couleur par un code d’identification internationalement reconnu. »
Elle ajoute que « pour apprécier le caractère distinctif qu’une couleur déterminée peut présenter en tant que marque, il est nécessaire de tenir compte de l’intérêt général à ne pas restreindre indûment la disponibilité des couleurs pour les autres opérateurs offrant des produits ou des services du type de ceux pour lesquels l’enregistrement est demandé. »
Ainsi « Une couleur en elle-même peut être reconnue comme ayant un caractère distinctif au sens de l’article 3, paragraphes 1, sous b), et 3, de la directive 89/104, à la condition que, par rapport à la perception du public pertinent, la marque soit apte à identifier le produit ou le service pour lequel l’enregistrement est demandé comme provenant d’une entreprise déterminée et à distinguer ce produit ou ce service de ceux d’autres entreprises. »
Toutefois, « le fait que l’enregistrement en tant que marque d’une couleur en elle-même soit demandé pour un nombre important de produits ou de services, ou bien qu’il le soit pour un produit ou un service spécifique ou pour un groupe spécifique de produits ou de services, est pertinent, ensemble avec les autres circonstances du cas d’espèce, tant pour apprécier le caractère distinctif de la couleur dont l’enregistrement est demandé que pour apprécier si son enregistrement contreviendrait à l’intérêt général à ne pas restreindre indûment la disponibilité des couleurs pour les autres opérateurs offrant des produits ou des services du type de ceux pour lesquels l’enregistrement est demandé. »
D’où le rôle déterminant de l’autorité compétente en matière d’enregistrement des marques, qui « doit procéder à un examen concret, en tenant compte de toutes les circonstances du cas d’espèce, et notamment de l’usage qui a été fait de la marque. »
Il s’agit en l’espèce de la première décision de la Cour de justice sur le sujet. En revanche, s’agissant de la situation française, il conviendra de relever que le Conseil d’Etat a eu à juger en 1974 que la couleur « Rouge Congo » revendiquée par une société à titre de marque présentait un caractère suffisamment distinctif pour bénéficier de la protection relative aux marques. Selon le Conseil d’Etat, « le législateur n’a pas écarté de manière absolue l’emploi d’une couleur unique, a titre de marque, dès lors qu’il s’agit d’une nuance bien déterminée qui a un caractère suffisamment distinctif pour les objets auxquels elle s’applique et que les droits résultant de cette marque ne font pas obstacle à ce que les concurrents actuels ou éventuels du propriétaire de la marque puissent colorer leurs produits selon d’autres nuances. »
En fin de compte, dans un système juridique qui favorise y compris l’appropriation du vivant à travers le brevet, conférant, comme pour la marque, un monopole d’exploitation à son titulaire, la position de la Cour, même si elle peut être contestable, n’est pas pour le moins surprenante puisqu’elle semble s’inscrire manifestement dans un courant des entreprises tendant à élargir le champs des biens susceptibles de faire l’objet d’une appropriation exclusive.